Le texte

On dit que le bonheur nous fuit toujours. Cela est vrai du bonheur reçu, parce qu’il n’y a point de bonheur reçu. Mais le bonheur que l’on se fait ne trompe point. C’est apprendre, et l’on apprend toujours. Plus on sait, et plus on est capable d’apprendre. D’où le plaisir d’être latiniste, qui n’a point de fin, mais qui plutôt s’augmente par le progrès. Le plaisir d’être musicien est de même. Et Aristote dit cette chose étonnante, que le vrai musicien est celui qui se plaît à la musique, et le vrai politique celui qui se plaît à la politique. « Les plaisirs, dit-il, sont les signes des puissances. » Cette parole retentit par la perfection des termes qui nous emportent hors de la doctrine ; et si l’on veut comprendre cet étonnant génie, tant de fois et si vainement renié, c’est ici qu’il faut regarder. Le signe du progrès véritable en toute action est le plaisir qu’on y sait prendre. D’où l’on voit que le travail est la seule chose délicieuse, et qui suffit. J’entends travail libre, effet de puissance à la fois et source de puissance. Encore une fois, non point subir, mais agir.

Chacun a vu de ces maçons qui se construisent une maisonnette à temps perdu. Il faut les voir choisir chaque pierre. Ce plaisir est dans tout métier, car l’ouvrier invente et apprend toujours. Mais, outre que la perfection mécanique apporte l’ennui, c’est un grand désordre aussi quand l’ouvrier n’a point de part à l’œuvre, et toujours recommence, sans posséder ce qu’il fait, sans en user pour apprendre encore. Au contraire, la suite des travaux et l’œuvre promesse d’œuvre est ce qui fait le bonheur du paysan, j’entends libre et maître chez lui. Toutefois il y a grande rumeur de tous contre ces bonheurs qui coûtent tant de peine, et toujours par la funeste idée d’un bonheur reçu que l’on goûterait. Car c’est la peine qui est bonne, comme Diogène dirait ; mais l’esprit ne se plaît point à porter cette contradiction ; il faut qu’il la surmonte, et, encore une fois, qu’il fasse plaisir de réflexion de cette peine-là.

Alain, Propos sur le bonheur (1925)

Fondamental

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