Ethnocentrisme, analyse du texte de Levi-Strauss
Nature et culture
Distinguer nature et culture, c'est distinguer ce qui est inné[1] et ce qui est acquis.
La notion de culture implique un certain travail exercé sur une nature donnée
une transformation de la nature susceptible de produire des propriétés nouvelles
ou tout au moins de développer des qualités d'abord virtuelles, d'actualiser certains possibles.
C'est ainsi que la terre est cultivée c'est-à-dire travaillée, labourée, ensemencée pour produire la récolte.
C'est ainsi que les corps et les esprits peuvent être cultivés c'est-à-dire soumis à des exercices, à des apprentissages divers afin de développer leurs potentialités.
Aujourd'hui on entend par culture non plus le processus de formation, mais les institutions elles-mêmes, les valeurs, les modèles de comportement qui dans telle société donnée président à la formation des individus.
Le mot culture devient alors synonyme du mot civilisation
Développement de la culture
Placés dans des conditions naturelles données, tous les peuples ont été conduits à inventer
des éléments matériels (les objets, les outils, les techniques, les usages du corps)
et immatériels (le langage, les lois, les règles, les croyances)
pour résoudre les problèmes liés à leur survie et à leur existence.
Ce faisant, ils ont été conduits à développer une part du génie universel grâce auquel tous les êtres humains se séparent de leur animalité primitive en instituant leur monde.
Il ne peut donc y avoir de société « inculte »
une telle expression apparaît comme une contradiction dans les termes
Il y aurait donc des cultures diverses, la notre serait posée à côté de celle des autres
Tous concernés
Pour autant lorsque nous sommes confrontés à une culture portant des idées trop éloignées des nôtres qu'elles soient morales, religieuses, sociales ou esthétiques nous avons tendance à les rejeter violemment
Il nous semble que ce sont là des Habitudes de sauvages, cela n’est pas de chez nous , on ne devrait pas permettre cela, etc.
De telles remarques ont de quoi choquer, on les qualifierait volontiers d'intolérantes et pourtant elles nous habitent tous d'une manière ou d'une autre.
La différence d'un individu à l'autre se joue uniquement sur le degré d'étrangeté qu'il faut atteindre pour qu'elles se glissent en nous.
Il nous faut souvent faire un effort de réflexion pour nous ramener à plus de tolérance.
Pourquoi la première réaction de la conscience humaine est-elle de considérer la diversité des cultures comme aberrante ?
Une norme objective
Parce qu'elle marque un écart par rapport à une norme supposée être objective.
Nous estimons que nos valeurs, nos goûts, nos idées (notre civilisation) sont justes.
Qu'il est possible de distinguer le bien du mal, la vérité de l'erreur au moins jusqu'à un certain point
Qu'il est possible d'approcher dans ces question une certaine objectivité
Le nier reviendrait à sombrer dans le relativisme[2] (tout se vaut, nous ne pouvons juger de rien)
Or, certaines pratiques nous semblent objectivement barbares.
Il n'est tout de même pas possible de tout accepter !
Dans ces conditions il faut bien que l'humanité s'entende sur des valeurs communes (c'est précisément l'ambition de la Déclaration des droits de l'homme)
Nous devrions donc avancer vers une civilisation commune, portant les mêmes valeurs, les mêmes goûts, les mêmes idées.
De telles idées aussi consistantes qu'elles soient ont conduit à la colonisation, aux guerres de religions...
Dans le texte que je commente librement Levi-Strauss tente précisément de lutter contre cette idée.
Une attitude enracinée dans l'histoire
Déjà dans l'Antiquité, les Grecs considéraient que tous ceux qui appartenait à une culture distincte de la leur étaient des barbares[3].
Les occidentaux ont repris le pli en changeant d'épithète : les sauvages.
Dans un cas comme dans l'autre il s'agissait de refuser le caractère culturel de ces peuples.
De récuser leur humanité.
Pour les rejeter dans l'entre-deux qui sépare l'humanité de l'animalité.
Il s'agissait d'êtres incapables de se porter à la civilisation.
Cette conclusion n'est pas absurde : puisqu'ils refusaient de reconnaître l'objectivité des valeurs occidentales c'est qu'ils ne disposaient pas d'une raison suffisante.
C'est précisément ce que Levi-Strauss entend lorsqu'il dit : « on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. »
Illusion d'objectivité
Il est aisé de condamner les grecs de l'Antiquité ou les guerres de religion, nettement moins d'accepter aujourd'hui certaines pratiques ou idées de la part de groupes humain.
Comment Levi-Strauss rend-il compte de cette illusion d'objectivité ?
Son premier argument est le suivant : lorsque nous récusons leur humanité nous n'avons pas conscience qu'ils récusent également la nôtre.
Non pas par réaction, mais pour les mêmes raisons qui nous animent.
Les sauvages nous jugent et nous condamnent précisément de la même manière que nous les jugeons et condamnons.
S'ils ne parviennent pas à reconnaître l'objectivité de nos valeurs nous ne parvenons pas non plus à reconnaître l'objectivité des leurs.
À partir de cette égalité, n'est-ce pas le plus fort qui l'emporte ?
Levi-Strauss appuie sa démonstration en travaillant sur le concept d'humanité, il tente de montrer que les juges et les jugés se ressemblent étrangement dans leur jugement.
L'humanité se reconnaîtrait en partie dans sa propension à nier l'humanité d'autrui.
L'humanité
Nous avons l'impression que l'idée d'humanité est évidente.
Qu'il est aisé de distinguer un humain d'un animal.
Qu'il faut faire preuve de mauvaise foi pour douter de l'humanité d'un être humain.
Levi-Strauss nous signale que c'est loin d'être le cas.
Un concept instable
Même quand l'idée d'humanité est largement admise comme c'est le cas aujourd'hui nous pouvons constater qu'elle n'est pas stable.
Il est par exemple extrêmement douteux de considérer que le nazis n'aient pas effectivement considérés que les juifs appartenaient à une espèce différente, plus proche de l'animal, en tout cas distincte de la souche arienne qui représentait pour eux l'étalon de l'humanité.
Ce n'est là qu'un exemple parmi d'autres, il existe aujourd'hui de nombreuses personnes qui considèrent des ethnies ou des groupes comme appartenant à un ou des sous-genres de l'humanité.
Un concept récent
« Pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. »
Ici Levi-Strauss s'appuie sur son expertise anthropologique afin de soutenir sa thèse.
La norme semble être bien plutôt de douter de l'humanité de tout être qui ne partage pas mes idées ou qui présente des différences quelconques avec le groupe auquel j'appartiens
Cette réaction n'est nullement propre aux peuples dit civilisés elle semble au contraire être un invariant humain.
Les sociétés les plus primitives[4] à l'image des Grecs de l'Antiquité rejettent habituellement tout ce qui est étranger dans la catégorie non-humain.
L'exemple
On voit dans l'exemple donné par l'auteur le peu de différence qui sépare la pratique des blancs civilisés de la pratique des sauvages indigènes.
Les uns comme les autres expérimentent pour vérifier la présence d'une nature commune :
Les européens doutent de l'humanité des antillais et cherchent des preuves de l'existence d'une âme en eux
Les antillais doutent de l'humanité des européens et vérifient si leur corps est de la même nature que la leur
« c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier »
Levi-Strauss qualifie cette anecdote de tragique parce que nous condamnons l'autre parce qu'il est incapable de se ranger à nos raisons alors que par ce geste nous démontrons justement notre incapacité à nous ranger à ses raisons.
Au fond nous sommes confrontés à un jeu de miroir : nous critiquons chez l'autre une attitude que nous adoptons, à savoir le fait même de le critiquer.
C'est la raison pour laquelle il conclut : « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie »
.
L'humanité, un concept
Comment penser l’unité du genre humain par-delà la diversité des ethnies et des cultures ?
De fait, la conscience perçoit d’abord des différences entre les groupes humains, tant sur le plan biologique que sur le plan culturel.
Dans les faits, on trouve des réalités biologiques (les différentes ethnies) ainsi que des productions matérielles et immatérielles (les différentes cultures).
Or, derrière la multitude et la diversité des apparences, il convient d’identifier les caractéristiques communes partagées par tous les êtres humains.
C’est précisément en cela que consiste le travail du concept.
Tant que ce travail philosophique et scientifique n’est pas effectué, la notion même d’humanité englobant tous les êtres humains est difficile à concevoir.
Conclusion
L’ethnocentrisme est au groupe ce que l’égocentrisme est à l’individu : la tendance naturelle à se considérer comme le centre de toutes choses.
Pour autant une telle analyse ne résout pas le problème, elle l’aiguise.
Nous sommes confrontés à un paradoxe difficilement surmontable :
soit on nie l'unité du genre humain et l'on tombe dans la barbarie que dénonce Levi-Strauss
soit, on reconnait l'étranger comme un autre moi-même mais notre incapacité à nous entendre sur des idées et des valeurs qui nous semblent pourtant indiscutables creuse un fossé entre nous.
Il nous reste à espérer que la science et la philosophie parviendront un jour à élaborer un concept stable sur lequel nous pourrons nous appuyer malgré nos différences.
En attendant nous ne pouvons que croire en cette unité sans parvenir à la constater.