L’examen (pp. 217-227)

Une seconde nature

Il s’agit sans doute de la figure la plus emblématique de la discipline.

Depuis l’enfance nous y sommes soumis et elle nous suit tout le long de notre existence au point qu’elle cesse d’être questionnée, elle devient normale, notre vie se structure autour d’elle.

L'examen médical

Complément

Monsieur Klein[1]

Monsieur Klein - « Visite médicale »

Simple caricature ?

Nous sommes ici devant une manifestation outrée et scandaleuse de l’examen médical.

La patiente n’est pas considérée comme une personne mais comme un pure objet de l’analyse du médecin.

Pour autant on retrouve dans cet extrait de manière caricaturale un grand nombre de traits auxquels nous sommes soumis dans le contexte médical.

Un retournement des rapports de pouvoirs

Fut un temps l’hôpital était un lieu d’assistance. Le savoir médical était élaboré en amont mais s’exerçait dans les murs de l’hôpital. Au sein de cette institution on trouvait plus que des médecins, ce qu’on appelait des gardes malades qui n’avaient pas de vocation médicale à proprement parlé. Les médecins venaient de manière ponctuelle assurer des soins particuliers.

Aujourd’hui nous avons des hôpitaux universitaires dans lesquels on retrouve toute une hiérarchie de personnel soignant (aide-soignants, infirmiers, médecins). Ces derniers sont là non seulement pour soigner mais également pour apprendre. L’hôpital est devenu le lieu de la constitution du savoir médical. Le patient est non seulement une personne à soigner mais également un objet d’étude.

L’examen médical vise donc non seulement à constituer un diagnostique mais également à compiler des connaissances sur la base de la diversité des pathologies. Le sujet est également saisi comme objet.

L’examen scolaire

Maître/apprenti

Du temps du maître/apprenti le concept de l’examen était pour ainsi dire absent.

Certes pour pouvoir se mettre à son compte l’apprenti devait réaliser ce que l’on appelait un chef-d’œuvre, mais ce dernier était l’expression d’un savoir acquis et non d’un savoir en cours d’acquisition.

D’autre part ce fameux chef-d’œuvre constituait un produit fini, utilisable et monnayable comme tel.

L'évaluation à l'école

Par opposition l’examen scolaire est constant, presque quotidien.

Il n’a le plus souvent aucun sens mis à part pour le professeur qui évalue.

Les examens n’ont de sens que pris dans leur globalité, dans la mesure où ils peuvent conduire à terme à la constitution d’un savoir utilisable.

On examine non les connaissances réelles de l’élève mais la régularité de sa progression, chaque petite étape fait l’objet d’un examen méticuleux qui va déterminer la possibilité d’accéder à la prochaine étape.

Par ce mécanisme le sujet reste constamment sous pression, chaque micro-élément doit être pris en compte puisqu’il peut faire l’objet d’une évaluation.

Il s’agit moins de vérifier l’acquisition de compétences globales, ou de savoir-faire que de vérifier l’attention de l’élève, le conserver perpétuellement sous le regard.

L'ouvrier de son côté réalise de micro-tâches qui le prive du lien avec la production complète de l'objet.

Renversement de la visibilité

L'efficacité du pouvoir dans la visibilité

Le pouvoir dans son expression originelle fonctionnait à travers des manifestations de sa puissance.

Encore aujourd'hui, faire circuler des policiers ou militaires armés dans les rues à un impact dissuasif sur la population. Le symbole de l’ordre et la puissance armée imposent le respect par la crainte.

L’uniforme et l’harnachement des forces de l’ordre a un double objectif : offensif-défensif d’une part et théâtral d’autre part. Ils sont fait pour être vu, en imposer à la conscience de ceux qui les croisent.

Des policiers anti-émeutesInformations[2]

De la même manière dans un tribunal, le juge et les avocats portent de tuniques singulières qui visent d’une part à les distinguer des autres membres de l’assistance et de provoquer le respect lié à la charge.

Par opposition ceux sur qui ce pouvoir s’applique sont anonymes, ils composent une masse indistincte. Tout ce qui indique l’accusé dans une cour d’assise c’est sa situation dans le box, il est habillé comme les autres.

La fille au bracelet[3]

La fille au bracelet - extrait

L'efficacité du pouvoir dans l'invisibilité

Par opposition le pouvoir disciplinaire ne se montre pas, ce qui est mis en lumière c’est le sujet sur lequel le pouvoir s’applique. Ce que l’on voit c’est l’examiné et non l’examinateur. Le sujet est dévoilé à travers l’examen.

« La discipline, elle, a son propre type de cérémonie. Ce n'est pas le triomphe, c’est la revue, c'est la parade, forme fastueuse de l'examen. Les sujets y sont offerts comme objets à l'observation d'un pouvoir qui ne se manifeste que par son seul regard. » p. 220

Complément

Défilé du 14 juillet - E. Macron

Sous le regard du pouvoir

On assiste à une inversion du sujet de la visibilité, ce qui doit être vu ce n’est plus le chef mais le sujet.

Il ne s’agit plus de contenir des masses indifférenciées grâce à la puissance manifeste du pouvoir mais que chaque sujet se sente pris singulièrement sous le regard du pouvoir.

Sans doute Monsieur Macron ne perçoit-il qu’une masse organisée devant lui sans saisir les individus singuliers mais chacun de ceux qu’il passe en revu doit se sentir saisi par son regard.

Le but ici est que le sujet ait l’impression d’être saisi non qu’il le soit effectivement.

L'individu documenté

Un savoir généalogique

L’objectif n’est pas tant de pouvoir saisir à tout moment le sujet afin d’examen, mais d’en élaborer une généalogie. De documenter le plus précisément possible son évolution dans le temps.

Dans ce cadre chaque trace à son importance, la plus infime soit elle.

Même si aujourd'hui elle n’est pas susceptible d’être exploitée, elle le sera peut être demain, dès lors rien ne doit échapper à l’examen.

ExempleExemple singulier

Parler de Philippe (Tanger) dans son désir de contrôle de cette situation passée.

La reconstitution sonore, la biographie des témoins et accusés…

L’archive comme centre névralgique et la nécessité d’un système d’indexation qui surtout n’oublie rien.

L'habitude du formulaire

Cette volonté de détenir des dossiers aussi complets que possible sur les individus n’est pas récente mais elle a changé d’échelle et de signification.

Durant des années les populations ont été habituées à livrer aux institutions des quantités considérables de données personnelles, on remplissait des formulaires de plus en plus divers et de plus en plus consistants.

Ces procédures administratives n’avaient qu’une importance très relative dans la mesure où la très grande majorité allait se perdre dans des archives inexploitables.

Quoiqu'il en soit nous avons pris l’habitude qu’on nous demande constamment des renseignements, nous considérons aujourd’hui comme normal que pour acheter un tee-shirt dans un magasin on nous demande notre date de naissance, notre numéro de téléphone, notre mail…

La technologie informatique a modifié la signification de cette moisson d’informations, la mémoire informatique et les outils qui y sont associés rendent enfin possible une exploitation de chacune de ces traces.

La nouvelle problématique

Le problème auquel nous sommes aujourd'hui confrontés consiste à relier de manière systématique chaque trace à un sujet unique.

Actuellement ce n’est pas encore le cas, nous possédons de très nombreuses identités numériques qui restent aveugles les unes aux autres.

Notre dossier médical n’est pas nécessairement relié à notre historique de recherche Google, nos cartes de fidélité dans les différents magasins ne constituent pas un profil unique de consommateur c’est la raison pour laquelle on nous demande souvent nos numéros de téléphone et nos adresses mail, afin que des courtiers relient des informations dispersées (voir sur le sujet B. Harcourt[4]).

ExempleLa carte vitale

La carte vitale agrège l’ensemble de ma vie médicale ce qui est une bonne chose en terme de prévention et de soin.

Ce qui l’est moins ,c’est qu’elle étale devant n’importe quel acteur de la santé une large part de ma vie.

Encore un aspect pharmacologique.

  • Premier écueil : ce dossier donne l’impression au personnel médical d’avoir en face de lui un sujet transparent, il n’a plus besoin de nous en tant que sujet, le dossier extrait toute trace de subjectivité.

    Nous cessons d’être des interlocuteurs pour devenir des objets à traiter.

    Le sujet se définit justement par une certaine opacité (je ne peux jamais savoir ce que l’autre pense ou ressent), chacun possède une large part d’ombre, des potentialités imprévisibles qui font justement de lui un être intéressant.

    Considérer autrui comme transparent consiste à lui retirer sa dignité de personne.

    C’est cette prétendu transparence offerte à travers mon dossier médical qui permet au médecin de se désintéresser de ma parole, de mon ressenti, il considère qu’il dispose de meilleures informations que moi sur moi-même.

  • Deuxième écueil : l’intimité consiste à conserver une part d’ombre vis-à-vis d’autrui.

    De fait nous conservons un rapport intime à notre corps, nous voilons aux autres certaines parties, être touché relève pour nous d’une sphère qui est l’objet d’une négociation.

    Pour autant nous acceptons avec beaucoup de légèreté de dévoiler notre intimité morale pourvu que ce soit dans un cadre institutionnel.

    Que n’importe quel médecin sache par exemple que nous avons traversé un ou plusieurs épisodes dépressifs, ou que nous avons eu recours à l’IVG est sans aucun doute pertinent dans certains cas mais relève pour autant d’une intimité, et nous n’avons pas nécessairement envie d’être systématiquement résumés à quelques épisodes singuliers de notre existence.

La carte vitale fait de nous un objet de soin, non plus un interlocuteur pour le médecin, elle rend secondaire la relation que je noue avec tel médecin singulier.

Chaque médecin devient interchangeable, comme chaque patient.

Avant il y avait mon médecin traitant et lorsque je voulais échapper à ce regard singulier je pouvais consulter ailleurs, aujourd’hui je reste assujetti à la médecine.

Le cas

L'individualité artificielle

Nous devenons des cas nous dit Foucault, c’est-à-dire que nous sommes résumés à un ensemble de traits communs à des catégories d’individus qui vont nous caractériser.

Nous ne sommes plus saisis comme des totalités signifiantes mais comme un ensemble de caractères qui font chacun l’objet d’une attention particulière.

Dans ce contexte chaque cas est différent, bien que tous nous soyons réduits à une somme de caractères commun.

Nous avons affaire à une individualité reconstruite artificiellement.

Exemplele modèle scolaire

Nous pouvons subir une évaluation qui s’appuie sur un barème, le professeur définit un certain nombre d’items qui font chacun l’objet d’une évaluation sur une échelle déterminée. Notre note au final sera la compilation de ces différents éléments.

Ainsi nous aurons au final des notes singulières qui nous définirons les uns par rapport aux autres.

Dans le cas de la philosophie, les institutions affirment qu’une copie ne saurait faire l’objet d’un barème, elle doit être corrigée comme un tout signifiant. Nous n’avons pas le droit de composer artificiellement la note mais il convient de noter la démarche globale de l’élève.

Le barème représente pour ainsi dire le cas dont parle ici Foucault.

Disparition de l'individualité réelle

Il est à noter que l’individualité reconstruite n’a que peu de rapport avec l’individualité réelle.

Elle ne dit à peu près rien du sujet lui-même mais elle se substitue à lui, elle rend possible sa disparition.

Autrui étant saisi à travers son cas, semble bien faire l’objet d’une attention particulière, il n’est donc plus nécessaire de s’y attarder davantage.

On substitue l’individualité artificielle à l’individualité réelle.

Une anti-biographie

En ce sens la technique disciplinaire est au antipode de l’effort biographique.

Les biographies et auto-biographies visent la définition d’une véritable singularité, elles déroulent le destins de personnes jugées exceptionnelles (au sens premier du terme), il s’agit de rendre compte d'un caractère que l’on ne retrouve nulle part ailleurs.

Le cas lui n’a plus rien d’exceptionnel puisqu’il s’agit de cartographier les individus d’après un système de normes qui leurs sont extérieures afin d’être en mesure de les comparer les uns les autres et d’établir des classements.

ComplémentLa feuille de perso

On peut y voir une caricature de cette construction du cas à des fins utilitaires. On assigne des scores à des compétences afin de déterminer notre utilité dans différentes situations.

Exemple d'une feuille de personnage de jeu de rôle dans laquelle chaque compétence fait l'objet d'une évaluation et permet de déterminer des caratéristiques utiles.
Feuille de personnage de jeux de rôles