Sur la traduction (P. Ricœur)

Exposé de l'alternative théorique

  1. Ou bien la diversité des langues exprime une hétérogénéité radicale et alors la traduction est théoriquement impossible ;

  2. Ou bien la traduction prise comme un fait s’explique par un fonds commun ;

    mais alors on doit pouvoir retrouver ce fonds commun, et c’est la piste de la langue originaire (adamique).

Cette alternative semble à Ricœur insurmontable (ni l'une ni l'autre possibilité n'est acceptable)

Il lui en substitue une autre : fidélité versus trahison que nous allons tenté de cerner avec lui.

"L'impossibilité" de la traduction

Nos mots ont chacun plus d’un sens, comme on voit dans les dictionnaires. On appelle cela la polysémie.

Le sens est alors chaque fois délimité par l’usage.

C’est chaque fois le contexte qui décide du sens qu’a pris le mot dans telle circonstance de discours.

Le problème se redouble car il n’y a pas que les contextes patents ; il y a les contextes cachés, que nous appelons les connotations

  • certaines sont intellectuelles d'autres affectives,

  • certaines sont publiques, d'autres propres à un milieu, à une classe, un groupe...

Il y a ainsi toute la marge dissimulée par la censure, l’interdit, lest non-dits...

Ricœur note que ce n'est là qu'un aspect du problème, au-delà des mots il y a les phrases (séquences de mots), puis les textes (séquences de phrases), à chaque fois le problème se redouble et se complexifie.

ExempleLes mots différenciés

Le mot capitaine considéré isolément n'a aucun sens.

Il n'a de sens que par ses relations avec les autres mots qui définissent les divers échelons de la hiérarchie militaire française.

Le mot capitaine ne vaut que par les différences qui le distinguent de l'échelon inférieur lieutenant ou de l'échelon supérieur commandant

Tous les mots qui expriment des idées voisines se limitent réciproquement.

Des synonymes comme redouter, craindre, avoir peur n'ont de valeur propre que par leur opposition ; si redouter n'existait pas, tout son contenu irait à ses concurrents.

Un mot peut d'ailleurs rester le même et prendre un sens différent suivant le contexte.

Par exemple le mot fille a trois sens différents dans les expressions :

  • « des garçons et des filles » ;

  • « M. Prudhomme a marié sa fille » ;

  • « les policiers surveillent les filles et leurs clients ».

Déployer les plis

S’il est finalement possible de traduire, cela tient au fait qu'il est toujours possible de dire la même chose autrement.

C’est ce que nous faisons quand nous définissons un mot par un autre, comme font tous les dictionnaires.

C’est aussi ce que nous faisons quand nous reformulons un argument qui n’a pas été compris.

Nous disons que nous l’expliquons, c’est-à-dire que nous en déployons les plis.

C’est précisément ce que fait le traducteur de langue étrangère.

Construire des comparables

Selon Ricœur le travail de la traduction consiste à tenter de « construire des comparables ».

Il en donne un exemple dans le travail du sinologue François Julien.

Il nous rapporte que la thèse du sinologue est la reconnaissance d'une étrangeté radicale entre le chinois et les langues héritières du Grec ancien.

Il affirme que les fondements de ces deux langues reposent sur des bases qui les isolent nécessairement l'une de l'autre.

La structure de la pensée s'en trouve marquée de manière indélébile de chaque côté, ce qui rend toute véritable tentative de traduction impossible.

Pour reprendre les mots de Ricœur : « La thèse, poussée à l’extrême, est que le chinois et le grec se distinguent par un «pli» initial dans le pensable et l’éprouvable, un «pli» au-delà duquel on ne peut remonter. »

Jullien soutient que le chinois n’a pas de temps verbaux parce qu’il n’a pas le concept de temps élaboré par Aristote (Kant, Hegel)

Tout le livre est sur le mode : Il n’y a pas..., il n’y a pas..., mais il y a ...

« Je pose alors la question : comment parle-t-on (en français) de ce qu’il y a en chinois ? »

Jullien parle en français de ce qu’il y a à la place du temps, à savoir les saisons, les occasions, les racines et les feuilles, les sources et les flux.

Ce faisant, il construit des comparables.

C'est la capacité réflexive du langage, cette possibilité toujours disponible de parler sur le langage, qui rend possible la traduction.

La métalinguistique

Dès lors que l'on peut parler sur sa langue (et sur les autres) nous n'en sommes plus prisonniers.

Cette capacité se nomme la métalinguistique.

Il devient possible d'apprendre d'autres langues, d'entrer dans d'autres manières de concevoir le monde, comme si l'on prenait un autre point de vue sur les choses.

Au fond, pouvoir dire les choses autrement nous permet de concevoir la multiplicité des langues non comme un obstacle à l'universel mais comme une possibilité de croiser les regards sur l'objet visé.

Cet universel construit est éloigné de celui de Platon, il s'élabore à travers la multiplicité des perspectives qui révèlent des angles jusqu'alors inaperçus.

Apprendre une nouvelle langue consisterait donc à enrichir sa manière d'envisager le monde, le découvrir sous un autre aspect, développer sa capacité de perception et de compréhension des choses.

En ce sens le projet d'une langue universelle serait une ambition désastreuse, certes elle permettrait de gagner en efficacité (raison qui pousse les commerce à utiliser l'anglais) mais elle détruirait la richesse de nos interprétations du monde.