Une autre manière d'envisager le monde
Nous allons donc suivre une autre voie afin de dépasser le paradoxe concernant le rapport entre design et industrie.
Pour sortir de l'injonction contradictoire entre l'héritage théorique et le contexte industriel, il convient de revenir sur notre manière d'envisager la réalité.
Dualité sujet/objet
Position du problème
En nous appuyant notamment sur l’interprétation cartésienne, nous avons conçu le monde sur la base d’une dualité[1] entre le sujet et l’objet.
La conscience d’un côté, le monde de l’autre.
Le projet est alors de « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »
, le rôle de l'être conscient consisterait donc à s'emparer de la réalité pour la remanier à sa guise.
Exemple : Le modèle du Légo
Le modèle du Légo correspond bien au rapport au monde que cette vision induit.
Une somme de briques dont l’être se caractérise par une matérialité amorphe[2].
Face à cette disparité, la conscience établit des connexions entre les briques et par là donne sens et consistance à une réalité préalablement indéterminée.
Conscience organisatrice
Ainsi le monde attendrait qu’on le prenne en charge, il ne serait rien sans une conscience organisatrice qui lui donnerait forme a posteriori.
L’arbre en lui-même n’est rien tant qu’une conscience ne lui confère pas une signification :
une somme de planches qui deviendront un meuble,
un moyen de renouveler l’oxygène,
etc.
Dualisme
Nous avons alors affaire à une réalité clivée :
d’un côté un donné matériel qui s’épuise dans sa seule existence ;
de l’autre, une conscience créatrice qui permet à cette matière de se réaliser.
Émergence du sens
Dans cette optique la conscience ne ferait pas advenir une potentialité inscrite a priori dans la matière, elle réaliserait un véritable geste créateur, pensé sur le modèle divin.
Nous ne sommes donc pas dans le cadre de la puissance et de l’acte[3].
Certes nous ne sommes pas omnipotents, il nous faut composer avec une matière singulière :
Le menuisier doit prendre en compte les caractéristiques du bois à partir duquel il travaille, il s’adapte donc dans une certaine mesure à la matière.
Mais celle-ci ne contient pas en creux le meuble qu’elle deviendra.
C’est la conscience seule qui déterminerait la forme ultime d’une matière qui se donnerait à travailler.
De même on a tendance à considérer l’individu comme une matière à façonner à travers l’éducation et la formation.
La conscience et la matière
Une telle vision montre quelques limites, elle aboutit notamment à asservir la nature et est pour une large part responsable des problèmes écologiques que nous rencontrons aujourd'hui.
Nous allons donc tenter de proposer une autre manière d'envisager notre rapport au monde.
La matière informe l'esprit
Nous pourrions considérer que la conscience n’évolue que dans un milieu déjà constitué.
Elle ne se contente pas de s’adapter aux contraintes du matériau qu’elle modèle, elle est également informée[4] par lui.
Elle se structure comme conscience à travers son rapport à la matière.
Elle n’existe pas a priori, c’est dans sa confrontation au réel qu’elle devient conscience.
Comment justifier une telle hypothèse ?
Le objets nous parlent
Ne serait-ce que par les conséquences de notre action sur le milieu, nous sommes bien obligés de reconnaître que ce dernier nous répond, il ne se contente pas de recevoir passivement notre action.
Les choses sont donc loin d’être inertes, elles nous parlent. Elles esquissent des connexions possibles.
Ceci est nécessairement le cas lorsque l’on considère les objets produits par les humains, ils sont pensés pour être utilisés d’une certaine façon (le manche appelle la main).
Mais l’objet naturel lui-même est actif, il se donne toujours de manière situé pour la conscience.
Interagir
Ainsi, nous n’évoluons pas dans une réalité amorphe, privée de sens a priori, nous ne créons pas ex-nihilo, nous co-créons avec le milieu qui nous est donné.
Au fond, il n’y a pas de différence de nature entre les relations que nous nouons avec autrui et celles que nous nouons avec les choses, dans un cas comme dans l’autre il s’agit d’interagir.
Remarque : L'abstraction mathématique
Dans ce cadre la pure abstraction mathématique pose problème, puisqu’elle s’extrait du milieu, elle l'annule pour plaquer sur lui des équations qui sont censées décrire de manière symbolique l’être des choses, leur substance enfouie sous la peau des phénomènes.
Par là les mathématiques vident les choses de leur substance ne retenant d'elles que leur structure abstraite.
Elles nous prive de notre capacité à interagir avec les choses, à saisir leurs potentialités. Donc elle annule la créativité humaine.
Le rapport au milieu
Fin du dualisme
Une telle hypothèse si elle se révèle fondée est lourde de conséquences car elle signifierait que notre rapport au monde détermine ce que nous sommes.
Ainsi, notre manière de manipuler les objets, le milieu avec lequel nous interagissons structurerait notre être.
Évoluer dans tel environnement ou dans tel autre ne serait donc pas anodin dans la mesure où il définirait ce que nous sommes.
Conséquences
« L’homme n’est pas le même, il ne sent, il n’agit, il ne pense pas de même selon les époques de son histoire, selon le milieu où il vit : selon les techniques dont il dispose. »
Friedmann[5].
Nous ne serions que le produit de nos expériences comme le dit Sartre or nos expériences ont pour fondement le contexte matériel singulier qui nous environne.
Un individu du XXIe siècle interagissant avec des objets techniques, amené à travailler dans des conditions particulières, développe non seulement des valeurs mais aussi détermine sa manière de percevoir (montages sensorimoteurs[6]) et par là un mode d’être au monde qui n’a que peu de rapport avec un individu du XIIe siècle.
L'industrie nuit gravement à la conscience
Un monde univoque
Dans ce cadre le mode de production industriel est problématique.
Si la chose naturelle reste ouverte en terme de connexions possibles, l'objet fabriqué détermine déjà un certain usage, l'objet issu des chaînes de production pousse cette détermination aussi loin que possible.
Ainsi, les objets qui nous constituent aujourd’hui ont une tendance à l’univocité, ils sont produits pour une utilisation spécifique dans une situation spécifique, dès lors ils orientent la perception d’une manière singulière (voir le texte de Levi-Strauss [pdf])
Par là, ils nous privent de toute capacité créative, nous ne sommes plus acteurs à proprement parlé, nous sommes contraints à une action prédéterminée, nous sommes enfermés dans un rapport au monde prédéfini, pré-pensé.
Notre conscience n’étant plus soumise à la gymnastique des connexions, perd de son agilité, elle se minéralise dans des gestes automatiques.
La complexification des savoirs
Ce problème est redoublé par le fait que la spécialisation des connaissances qui aboutit à la complexification des outils nous empêchent de comprendre les processus de transformation opérés par les machines qui nous environnent.
Non seulement, nous ignorons comment fonctionne un smartphone, mais nous ne savons même plus comment un légume pousse au mieux nous nous contentons de le prélever sur l’étal d’un marchand au pire nous consommons des plats préparés industriellement.
Nous perdons donc notre capacité à dialoguer avec les objets, nous nous contentons de les consommer.
Montée de l'imbécilité
Nous avons de plus en plus un rapport au monde qui se rapproche de l’expérience du jeu vidéo.
Il s’agit de mémoriser une série de manipulations pour obtenir un résultat à l’écran qui est sans commune mesure avec les gestes que nous avons réalisés.
Ici un pur et simple mécanisme remplace la créativité.
Remarque : L'art
Seule l’œuvre d’art semble s’écarter de cette mécanisation des pratiques dans la mesure où elle seule offre une diversité d’interprétations au spectateur, elle lui demande de créer du lien.
Alors quoi faut-il en conséquence devenir un apôtre de la décroissance[7] ?
N'y a-t-il rien à sauver dans notre modernité ?
La machine n'est pas mauvaise en soi
Développer sa conscience
Cette dégénérescence de l’humain n'est cependant pas une fatalité.
Il est encore possible aujourd’hui de trouver l’espace pour développer sa conscience.
Une méta-agilité
L’outil technique en lui-même ne nous condamne pas nécessairement, il ouvre même des perspectives nouvelles.
Cependant il médiatise notre rapport au monde.
Quand la machine se confronte directement à la matière, nous autres humains élaborons à partir d’un donné déjà transformé.
Si notre agilité peut se développer c'est à travers un niveau d’abstraction.
C'est la raison pour laquelle nous pouvons estimer que la machine n'est pas mauvaise en elle-même.
De fait la machine ouvre de nouvelles perspectives d'interactions avec le monde.
Pour autant il faut s'inquiéter de ce que font les machines et de notre manière de les utiliser.
Exemple : Servir la machine ou être servi par elle ?
Il s'agit de ne pas se laisser enfermer dans des usages prédéterminés, ne pas se laisser dicter nos fins par la machine qui n'est qu'un moyen.
Comprendre ce que fait la machine et ce que je fais à travers elle afin de conserver ma liberté et ma créativité.
Notamment ne pas être aveuglé par le service qu'elle me rend mais prendre conscience des conséquences de son utilisation pour le milieu et pour moi.
Me faire assister par un IA est-ce abandonner ma capacité à réfléchir par moi-même ? Si oui dans quelle mesure ?
Les concepteurs de la machine poursuivent des objectifs qui leurs sont propres et qui sont rarement précisés, en utilisant les machines ai-je conscience des impacts d'une utilisation massive dans le monde ?
Garder contact avec la matière
Revenir même partiellement au contact de la matière peut sembler essentiel, nous le sentons intuitivement lorsqu’il nous arrive d’y revenir.
Le plaisir que l’on prend à faire pousser des légumes ou à travailler un morceau de bois.