La théorie du soin
Critique
Sur cette base un certain nombre de penseurs vont être amenés à approfondir la critique du système industriel.
Ils s’efforcent de dégager plus précisément ce que Morris dénonçait déjà, à savoir :
L’incapacité du produit industriel à élaborer un monde humainement vivable.
Définition
La thèse qu’ils vont développer est la suivante :
le produit issu de l’industrie oblitère un aspect fondamental de l’humanité : notre capacité à entrer en relation avec les choses qui nous environnent.
Notre corps (notre être biologique) possède une fonction de médiatisation, c'est-à-dire qu'il s’articule au milieu pour réagencer le divers de la réalité.
Or, pour être en mesure d’utiliser cette capacité il convient de percevoir les potentialités des objets qui nous entourent, savoir entendre ce qu’ils nous disent.
La production industrielle conduit « à voir les choses de manière tronquée, à les voir enfermées dans leurs propres limites, coupées de leurs processus de production et des relations au travers desquelles elles affectent le monde »
X. Guchet[1].
Action et expérience
L'expérience
Distinction entre action et expérience.
L’expérience est une action qui procède d’une compréhension.
Dans l’expérience, il ne s’agit pas seulement d’exécuter une suite de mouvements adéquats pour parvenir à un résultat souhaité
mais que ces mouvement aient un sens pour l’acteur, qu’ils soient le résultat d’une intention créatrice.
Exemple : La machine
Dans un jeu vidéo, il s’agit d’appuyer sur une série de touches selon un ordre et une cadence spécifique
Ce processus n’a aucun lien avec l’effet produit sur l’écran, il est de l’ordre de la pure mécanique inconsciente d’elle-même.
De même, une machine agit avec efficacité mais elle ne comprend pas ce qu’elle produit, elle ne réalise donc pas d'expérience.
Une action de pure consommation
Or précisément le plaisir de l’expérience (et non tout plaisir) vient de ce rapport entre intériorité et extériorité.
« Là où les conditions sont telles qu’elles empêchent l’acte de production d’être une expérience où l’être tout entier vit pleinement et où il entre en possession de son existence par le biais du plaisir, ce produit n’atteindra pas l’esthétique »
Dewey[2].
Non seulement l’utilisateur mais l’ouvrier lui-même n’a le plus souvent aucune idée du processus de transformation opéré par la machine sur laquelle il travaille, il n’est pas précisément à l’origine de la transformation, c’est la machine qui transforme.
Dès lors il est cantonné à l'action et privé d'expérience.
La plupart d’entre nous n’ont aucune idée de comment fonctionne un smartphone, ni non plus l’action du médicament que nous avalons sur notre organisme.
En ce sens que nous pouvons dire que nous avons un rapport magique au monde, si nous sommes satisfait du résultat produit, ce résultat n'engage absolument pas notre participation active.
Nous restons dans la pure consommation.
Le plaisir esthétique
L'esthétique de l'action
Il convient de préciser cette capacité singulière qui permet à l'être humain d'accéder à l'expérience et qui détermine l’habitabilité du monde.
Dans cette optique c’est moins le résultat fonctionnel de notre action qui importe que notre manière de l’atteindre.
La thèse sur laquelle cette analyse s’appuie est la suivante :
le véritable plaisir, celui qui donne consistance à l’existence et se rapproche de ce que nous pourrions considérer comme le bonheur, vient moins de l’effet que nous produisons sur le monde que de l’adéquation du geste (dans un milieu déterminé) à la fin poursuivie.
Ce plaisir est lié au caractère esthétique de l’action.
Plus l’action coïncide au milieu, plus elle devient esthétique. La technique disparaît.
Sortir de la magie
On le voit l’action ici épouse le milieu, elle ne le contraint pas.
Il ne s’agit pas pour autant de masquer artificiellement la technique comme le prestidigitateur qui détourne l’attention du spectateur pour produire un effet.
Le magicien maquille l’objet, il rend invisible la technique qui le constitue comme on masque le mécanisme d’une horloge derrière un cadran lisse.
Au contraire ici il s’agit de se rapprocher de la pureté de l’acte animal.
La perfection animale
L’animal possède immédiatement (de manière innée) les processus qui lui permettent de s’articuler à son milieu
C’est pourquoi l’acte animal dégage cette perfection qui produit en nous une émotion esthétique (le mode de déplacement d’un félin par exemple).
Nous autres humains nous devons passer par la médiation de la technique dans de nombreuses actions.
Plus celle-ci s’accorde au milieu, plus elle donne l’apparence du naturel et plus l’action réalisée à travers elle touche à cette pureté esthétique et plus le plaisir qu’on y prend est intense.
C’est précisément ce que visent les sports en général et les arts martiaux en particulier.
Il s’agit avant tout de comprendre le corps, la logique des muscles et des articulations afin de parvenir à élaborer des mouvements qui ne viennent jamais contraindre l’organisme mais qui le suivent et le prolongent.
Vers un nouveau design
Habiter nos actions
Pour passer de l'action à l'expérience il convient non seulement disposer d’outils adaptés à la fin poursuivie et de maîtriser la suite des manipulations nécessaire pour y parvenir
Il faut également comprendre ce que nous faisons et comment nous le faisons
Il faut habiter pleinement son action.
Prendre soin
Aujourd’hui nous nous contentons pour l’essentiel de servir les machines qui nous environnent
Nous ne comprenons pas ce que nous faisons et nous admirons davantage la technologie que ceux qui la manipule.
Il convient donc de remettre l’individu au centre du processus.
Prendre soin de notre rapport au monde.
La fin du design
Quel rôle le design peut-il jouer dans ce processus d'appropriation de l'action ?
La matière du design reste bien l’objet.
Nous savons à présent que ce dernier est indissociable du milieu dans lequel il apparaît.
Dès lors le rôle du designer consisterait à :
comprendre le milieu,
connaître la fonction de l’objet
sa manière spécifique de transformer la réalité
Ainsi le designer serait en mesure d’adapter l'objet à l’utilisateur.
Son objectif : donner à l'utilisateur les moyens de comprendre comment, à travers l’utilisation de l’objet technique, il transforme le monde.
La fin poursuivie par le design serait donc de permettre à l’individu d’élaborer une véritable expérience.
Seul moyen d’atteindre le plaisir esthétique de l’action.
L'objet dans son contexte
Il convient donc de sortir de la simple recherche du résultat, de l’efficacité mais de penser l’objet en terme d’expérience globale
Dans son utilisation mais encore dans le fait qu’il participe à mon contexte d’existence
Puisque, nous l’avons vu, les choses qui nous environnent impactent notre manière d’exister (les objets autour de nous ont une incidence morale sur la conscience).
Fondamental : S'articuler à son milieu
En ce sens le design ne consisterait donc pas à ajouter un petit plus de l’extérieur qui permette au consommateur de se distinguer de son voisin en restant dans une logique consumériste mais de permettre à l’individu de s’articuler avec son milieu.