Introduction (pp. 159-166)
Préambule
Il s’agit de poser un certain nombre d’idées assez abstraites sur lesquelles nous reviendrons.
Si certains éléments vous échappent ce n’est donc pas très important (je vous conseille même de revenir sur cette introduction après la fin de la leçon).
Les deux axes de l'analyse du corps
Le corps se définit ici par opposition à l’âme et à l’intelligence.
À partir de l’Âge classique on voit apparaître une préoccupation pour le corps qui va prendre deux axes distincts :
Anatomico-métaphysique : il s’agit de comprendre le corps, ses mécanismes, son lien avec l’âme. L’objectif est l’explication, rendre le corps intelligible. Cet axe est notamment mis en œuvre par Descartes (esprits animaux, dissection, glande pinéale…)
Technico-politique : il s’agit de rendre les corps humain utiles, plus précisément d’optimiser leur utilité. Dans ce cadre l’objectif est de soumettre dans un but utilitaire. Cet axe est pris en charge notamment par l’armée, les hôpitaux et l’école.
Ces deux axes s’ils se définissent par des voies distinctes ne restent pas pour autant isolés, le second notamment a besoin des lumières du premier pour se développer.
Remarque : L'oisiveté comme faute morale
La question de l’utilité des corps est à questionner. Elle nous semble aujourd’hui évidente pourtant lorsqu’on s’y arrête elle pose question.
Nous remettons en cause notre rapport aux animaux, certains estiment illégitime d’instrumentaliser le vivant, c’est-à-dire notamment de faire travailler les animaux à notre profit.
Mais le travail humain reste globalement impensé. Il nous semble logique de travailler, l’oisiveté reste considérée comme vicieuse.
Nous y reviendrons.
Une analyse précise des corps
Cette préoccupation pour le corps est antérieur à l’Âge classique, il a toujours été un enjeu central du pouvoir. Ce qui est nouveau :
L’échelle du contrôle : il s’agit d’entrer dans le détail corporel, le corps n’est plus pris comme un tout indissociable mais comme une somme d’articulations où chacune va faire l’objet d’une analyse.
L’objet du contrôle : « plutôt les forces que les signes », ce qui importe c’est de travailler sur les mécanismes corporels pour les amener ailleurs. Il ne s’agit pas de déterminer ce que les corps proposent déjà, ce qu’ils font mais de les analyser en détail, de les comprendre pour être en mesure de les modifier (l’idée est moins d’avoir davantage de main d’œuvre que d’optimiser celle dont on dispose déjà).
La modalité : il s’agit d’organiser les corps dans leur positionnement dans l’espace mais également dans le temps, en eux-mêmes mais également dans leurs relations. La question du mouvement et de la circulation des corps va donc devenir centrale.
Définition : Première définition de la discipline
« Méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur impose un rapport de docilité-utilité »
Conseil : Cadence et temps de pause
Écouter la version complète du documentaire audio Cadence et temps de pause, sur le site du cours.
Distinction avec les formes anciennes d’appropriation des corps
L’esclavage : consiste en une appropriation du corps dans sa totalité, c’est la force ou l’habileté supposée de l’individu qui fait l’objet d’une appropriation. Être esclave consiste à perdre son statut de sujet, on devient la propriété du maître tout autant que ses autres biens matériels. La discipline n’implique aucune appropriation, le sujet semble par là sauvegardé pour lui-même. Nous verrons que la discipline permet d’obtenir une utilité supérieure.
La domesticité : ici le sujet reste partiellement libre (congés) ou théoriquement libre (démission), la volonté du maître s’impose à lui d’un seul bloc. Il est contraint de réaliser les tâches qui lui sont assignées comme l’esclave. C’est moins la manière d’agir qui est centrale dans la domesticité que le résultat attendu (enfin le plus généralement).
La vassalité : ressemble à la domesticité mais repose sur des formes d’allégeance codées, c’est-à-dire qu'elle ne s’applique pas de manière aussi absolue mais dans certaines zones d’existence déterminées. Une fois encore ce qui compte ici c’est le résultat davantage que la manière, les paysan doivent au seigneur telle quantité de blé, la façon dont ils le produisent est secondaire.
L’ascétisme[1] : très éloigné de la discipline même s’il emploie des techniques analogues dans la mesure où ce qui est visé c’est un contrôle de soi et non d’autrui, d’autre part l’ascétisme ne vise pas l’utilité mais plutôt le renoncement.
L'automate
Ce qui est visé par la discipline ce n’est ni une amélioration de l’habileté, ni une sujétion plus absolue mais les deux en même temps.
Non pas de manière séparée et indépendantes mais l’une à travers l’autre.
Plus un individu est soumis plus il sera utile et plus il devient utile et plus il est soumis.
L’idéal visé dans un premier temps est l’automate, il convient que l’individu parvienne à un tel automatisme du geste que toute pensée soit absente.
Un mode analytique
Le mode disciplinaire est analytique, c’est-à-dire qu’il sépare des processus complexes en éléments aussi simples que possibles pour reconstituer dans un second temps l’action globale.
Attention : Un processus multicausal
Le mode disciplinaire n’est pas une invention qui est apparue spontanément ou d’après la lubie d’un homme ou d’une élite, il s’agit d’un lent processus multicausal qui a abouti à la description que Foucault en propose.
D’un côté nous avons des institutions : l’école, l’hôpital, l’armée, l’usine
De l’autre des vecteurs sociétaux : innovation industrielle (travail à la chaîne), découverte de maladie, objet technique (fusil), nécessités économiques…
Ces différents facteurs hétérogènes, issus de motivations distinctes ont conduit selon Foucault à une révolution du mode d’existence humain.
Cette révolution est restée pour l’essentielle inaperçue justement parce qu’elle ne résulte pas d’un projet conscient mais s’élabore de manière insidieuse.
Le projet de Foucault ici est précisément d’en rendre compte, c’est-à-dire de la rendre visible.
Il insiste d’ailleurs sur la petitesse des causes, leur caractère mesquin, nous sommes loin d’un grand projet de manipulation des masses laborieuses élaboré par une élite malveillante.
Le souci du détail
Le souci du détail prend sa source dans une attitude religieuse qui porte un intérêt à la simplicité, qui s’éloigne des grande envolées métaphysique pour se rapprocher du détail de l’existence.
Voir notamment la poésie de Guillevic qui bien qu’athée a ce rapport presque sacré aux détails de l’existence.
La discipline prend racine dans cet intérêt mais va le dénaturer en l’instrumentalisant, l’idée n’est plus de retrouver la beauté du détail mais de le rendre utile.
Fondamental :
« Combien il est dangereux de négliger les petites choses. C'est une réflexion bien consolante pour une âme comme la mienne, peu propre aux grandes actions, de penser que la fidélité aux petites choses peut, par un progrès insensible, nous élever à la sainteté la plus éminente : parce que les petites choses disposent aux grandes... Petites choses, dira-t-on, hélas, mon Dieu, que pouvons-nous faire de grand pour vous, créatures faibles et mortelles que nous sommes. Petites choses; si les grandes se présentent, les pratiquerions-nous ? Ne les croirions-nous pas au-dessus de nos forces? Petites choses: et si Dieu les agrée et veut bien les recevoir comme grandes? Petites choses; l’a-t-on éprouvé? en juge-t-on d'après l'expérience? Petites choses; on est donc bien coupable, si les regardant comme telles, on s'y refuse? Petites choses: ce sont elles cependant, qui à la longue ont formé de grands saints! Oui, petites choses; mais grands mobiles, grands sentiments, grande ferveur, grande ardeur, et en conséquence grands mérites, grands trésors, grandes récompenses ! »
J.-B. de La Salle, Traité sur les obligations des frères des Écoles chrétiennes, in Surveiller et punir pp. 164-165.
L'idéal de transparence
Sur cette passion du détail nous pouvons penser aux règlements militaires ou scolaires qui n’en finissent plus de détailler les consignes.
Volonté maniaque du tout transparent, réglé, précis jusqu’au moindre détail de la vie quotidienne. On retrouve cela également dans la vie réglée de certaines personnes qui poursuivent inlassablement les mêmes routines par peur de l’imprévu, de la marge, du chaos.
Cela confère indéniablement une sécurité en augmentant de manière considérable notre capacité prévisionnelle mais la vie en devient froide et sans saveur.
Lire Nous[3] de Zamiatine comme peinture de la transparence, la hantise de l’imprévu.