Le contrôle de l'activité (pp. 175-183)

L'emploi du temps

E. P. Thomson[1] montre comment le temps d'avant les horloges était biologiquement déterminé plutôt que mécaniquement.

La mesure du temps était déterminée par les éléments de l'existence : la cuisson du riz ou la durée pour un marcheur pour aller d'un point à un autre.

Le temps était lié à l'activité, la tâche était la mesure du temps.

L'invention de l'horloge et sa démocratisation par les montres a modifié notre rapport au temps, aujourd'hui c’est le temps qui détermine la tâche.

Une dissertation doit être faite en quatre heures et non quatre heures correspond au temps que je mets pour faire une dissertation.

L'activité se soumet à la technologie, plus généralement nous déléguons à la technologie notre capacité à évaluer le réel.

L'élaboration temporelle de l'acte

Le mécanisme comme idéal

l'idéal vers lequel on tend est la machine, que les corps soient saisis comme les engrenages d'une horloge, qu'ils s'articulent entre eux.

Pour autant il s'agit d'une étape, nous verrons plus loin son dépassement.

Chorégraphier le corps d'autrui

On a tous les images des défilés militaire où les corps perdent leur singularité pour se donner à voir comme mécanisme complexe en mouvement.

L'idée n'est pas de faire du corps singulier une machine, car cette dernière est considérée comme un tout, davantage comme une pièce parmi d'autres, en elle-même la pièce n'a pas d'intérêt, elle ne prend son utilité que dans le mécanisme complet.

  • Non seulement déterminer l'acte par un décomposition aussi fine que possible, lui retirer tout espace de spontanéité. Ce qui revient à arracher l'acte au sujet.

  • Mais encore l'inscrire dans une temporalité précise.

    De fait la durée peut être un espace où se loge la singularité, suivre un rythme qui nous est propre. Ici il convient également d'en priver le sujet.

Chorégraphier le corps d'autrui, lui faire épouser un désir qui n'est pas le sien.

L'objectivation de l'individu

Il ne s'agit pas uniquement d'une manière d'envisager autrui mais une méthode pour l'objectiver effectivement.

Si quelqu'un me considère comme un idiot il ne fait pas de moi un idiot pour autant, il faut que je reconnaisse la pertinence de son jugement pour me reconnaître idiot. Mais s'il élabore une stratégie pour me rendre effectivement idiot le problème n'est pas le même.

Ici c'est bien ce qui se joue. Non pas considérer autrui comme un objet mais le rendre objet à travers un processus de modification. Utiliser la capacité d'adaptation humaine pour l'amener à devenir un outil animé au sens premier du mot.

Mise en corrélation du corps et du geste

FondamentalApprentissage de l'écriture

« Il faut tenir le corps droit, un peu tourné et dégagé sur le côté gauche, et tant soit peu penché sur le devant, en sorte que le coude étant posé sur la table, le menton puisse être appuyé sur le poing, à moins que la portée de la vue ne le permette pas; la jambe gauche doit être un peu plus avancée sous la table que la droite. Il faut laisser une distance de deux doigts du corps à la table; car non seulement on écrit avec plus de promptitude, mais rien n’est plus nuisible à la santé que de contracter l'habitude d'appuyer l'estomac contre la table; la partie du bras gauche, depuis le coude jusqu'à la main, doit être placée sur la table. Le bras droit doit être éloigné du corps d'environ trois doigts, et sortir un peu près de cinq doigts de la table, sur laquelle il doit porter légèrement. Le maître fera connaître aux écoliers la posture qu'ils doivent tenir en écrivant, et la redressera soit par signe où autrement, lorsqu'ils s’en écarteront. » J.-B. de La Salle, Conduite des Écoles chrétiennes, éd, de 1828

L'automatisme induit par les machines

Une telle passion du détail semble révolue, aujourd'hui on n'enseigne plus l'écriture de cette manière ou très exceptionnellement.

Pour autant nous pourrions considérer qu'elle subsiste dans nos rapports aux machines.

On pense en premier lieu à l'usine qui implique une chorégraphie des mouvements extrêmement précise.

Mais au-delà à chaque fois que nous sommes confrontés à des machines nous devons adapter nos gestes à leur fonctionnement.

L'utilisation de n'importe quelle application de smartphone demande l'acquisition de micro-gestes.

Cela reste souvent inaperçu parce que les différentes applications s'efforcent de proposer des modes d'utilisation proches.

L'effet est beaucoup plus évident lorsque nous interagissons avec une boîte vocale ou un automate de supermarché.

Le caractère détournable des technologies

On pourrait considérer que ce n'est pas nouveau, tout objet fabriqué est pensé pour une utilisation singulière, le manche du marteau appelle la main, son poids et sa forme détermine la manière de s'en servir. Cependant nous pouvons toujours détourner son usage, le rendre utile autrement.

Les technologies informatiques notamment ne sont pour ainsi dire pas détournable, si le langage informatique peut produire une infinité d'applications, chaque application est produite pour un usage déterminé et impose une utilisation singulière.

La collecte des données personnelles

On retrouve également cette passion du détail dans la collecte des données personnelles, qui devient de plus en plus fine.

Chaque clic, chaque interaction avec la machine produit une trace qui est récupérée et archivée.

Ici l'idée n'est plus de contraindre les corps à adopter des postures ou des gestes hétéro-normés mais au contraire de donner l'illusion de la liberté, cette collecte se fait aussi discrète que possible, elle a pour but d'être ignorée par l'utilisateur, ce qui n'était pas le cas dans l'exemple de J.B. de La Salle

L'objectif final est pour autant le même puisqu'il vise également à faire adopter des pratiques déterminés à l'utilisateur : qu'il consomme ceci, valorise cela... La fin subsiste mais les moyens évoluent.

Nous reviendrons sur cette évolution.

L'articulation corps/objet

Des machines inadaptables

On croit souvent que c'est la machine qui est à l'origine de cette captation du mouvement humain.

Si les gestes, leur cadence sont déterminés extérieurement c'est le résultat d'un défaut de la machine incapable de s'adapter à l'homme.

Puisqu'une fois produite elle implique un mode de manipulation normalisé il faut bien que l'individu s'y adapte et suive ce qu'on appelle un mode d'emploi.

On estime donc que si nous sommes de plus en plus contraints d'agir selon des modes d'emploi de plus en plus complexe c'est parce que nous vivons dans un monde de plus en plus peuplé de machines.

D'ailleurs les ingénieurs et les ergonomes s'efforcent d'atténuer cet inconvénient de la machine.

FondamentalLe maniement du fusil

« Portez l'arme en avant. En trois temps. On élèvera le fusil de la main droite, en le rapprochant du corps pour le tenir perpendiculairement vis-à-vis du genou droit, le bout du canon à hauteur de l'œil, le saisissant en frappant de la main gauche, le bras tendu serré au corps à la hauteur du ceinturon. Au deuxième, on ramènera le fusil de la main gauche devant soi, le canon en dedans entre les deux yeux, à plomb, la main droite le saisira à la poignée, le bras tendu, la sous-garde appuyée sur le premier doigt, la main gauche à hauteur de la crante, le pouce allongé le long du canon contre la moulure. Au troisième, on quittera le fusil de la main droite, la platine en dehors et vis-à-vis de la poitrine, le bras droit tendu à demi, le coude serré au corps, le pouce allongé contre la platine, appuyé à la première vis, le chien appuyé sur le premier doigt, le canon à plomb. » Ordonnance du 1er janvier 1766, titre XI, art. 2.

Critique de cette nécessité mécanique

Cette hypothèse est battue en brèche par les analyses historiques que produit Foucault, puisque l'on voit qu’indépendamment de toute nécessité technique, la discipline s'est évertuée à ordonner le mouvement des corps.

Dans le cas du maniement du fusil il n'est pas nécessaire d'entrer dans un tel luxe de détail pour être en mesure de s'en servir efficacement, pour autant la discipline articule le corps et l'objet, impose la mise en œuvre de processus extrêmement complexe qui relève d'une volonté du pouvoir et non d'un défaut de la technique.

Ainsi déterminer extérieurement les gestes possède une valeur disciplinaire, apprendre au corps à devenir mécanique dépendrait avant tout d'une stratégie de pouvoir selon Foucault.

L'utilisation exhaustive

Vers une vision positive du temps

L'oisiveté a été combattue depuis longtemps, l'idée que le temps demande à être employé utilement n'est pas nouvelle.

Ce qui est nouveau note Foucault c'est la manière dont la discipline va s'emparer de ce rapport au temps.

Jusqu'à lors il s'agissait de lutter contre l'oisiveté, réputée comme mère de tous les vices, on va passer d'une vision négative à une vision positive du temps.

Il s'agit moins de faire de l'oisiveté une faute morale que de chercher à maximiser l'utilité du temps.

Non plus être occupé mais être efficace.

L'idée est encore une fois analytique, il convient de déplier chaque moment afin d'en obtenir le meilleur rendement, on avance toujours davantage vers plus de précisions, on ne compte plus seulement le temps en heures mais en minutes, en secondes, voire en dixième de seconde.

« Il s'agit d'extraire du temps toujours davantage d'instants disponibles et de chaque instant toujours davantage de forces utiles ».

L'objectif n'est donc plus de s'occuper utilement mais de gagner du temps comme s'il s'agissait d'une donnée cumulative.

ComplémentLa gestion du temps en usine

Cadences et temps de pause - France Culture - Extrait

FondamentalSuivre les corps

« Qu'on entre dans la plupart de nos écoles d'exercice, on verra tous ces malheureux soldats dans des attitudes contraintes et forcées, on verra tous leurs muscles en contraction, la circulation de leur sang interrompue... Étudions l'intention de la nature et la construction du corps humain et nous trouverons la position et la contenance qu'elle prescrit clairement de donner au soldat. La tête doit être droite, dégagée hors des épaules, assise perpendiculairement au milieu d'elles. Elle doit n'être tournée ni à gauche ni à droite, parce que, vu la correspondance qu’il y a entre les vertèbres du col et l'omoplate à laquelle elles sont attachées, aucune d'elles ne peut agir circulairement sans entraîner légèrement du même côté qu'elle agit une des branches de l'épaule, et qu'alors le corps n'étant plus placé carrément, le soldat ne peut plus marcher droit devant lui ni servir de point d'alignement. » J. A. de Gilbert, Essai général de tactique, 1772

Du mécanique à l'organique

Ici un changement de paradigme va advenir : après avoir considéré que l'idéal de la discipline était la machine, les rouages de l'horloge qui consistait à penser le mouvement des corps sur le modèle de la physique, on va passer à une considération plus organique.

Cette révolution s'opère notamment parce que l'on constate qu'il est en partie contre-productif de contraindre les corps à des mouvements qui leur sont contraire.

Il s'agit moins d'imposer un ordre de l'extérieur que de développer des capacités existantes et de les amener vers des objectifs définis par le pouvoir.

La force doit cesser d'être brutale, elle doit devenir invisible et douce pour gagner encore en efficacité.

Non seulement la force brute à des limites mais en s'imposant visiblement au sujet elle est susceptible de faire l'objet d'un rejet. Mais surtout quand le sujet de la discipline cesse de ressentir la contrainte, il devient plus malléable.

Il est plus efficace de comprendre comment un corps opère librement puis de définir comment on peut l'optimiser et l'utiliser.