Le travail pré-moderne
Afin de comprendre la réalité du travail actuel il est éclairant de le comparer au travail tel qu'il se pratiquait préalablement.
Même si cette reconstruction a quelque chose d'artificielle dans la mesure où elle survalorise le travail pré-moderne en occultant les éléments négatifs qui le constituaient également.
Il conviendra de garder à l'esprit ce modèle pour le comparer aux caractéristiques du travail salarial.
Présentation
Dans le cadre du travail pré-moderne, le travailleur :
possède un savoir-faire technique ;
est autonome dans l'organisation de son travail ;
dispose du produit fini.
Nous allons analyser rapidement ces trois caractéristiques.
Le savoir-faire technique
Ce savoir-faire possédé par l'artisan lui donne une valeur en tant que travailleur qui le distingue des autres.
Il ne s'agit pas comme aujourd'hui d'un savoir rationalisé (et donc indépendant du travailleur lui-même) qui peut être enseigné de manière théorique dans des écoles.
Il peut bien être transmis mais cette transmission passe par la constitution de plis dans le corps même de l'apprenti au contact d'un maître.
C'est la pratique quotidienne à l'atelier en compagnie du maître singulier qui fait le futur artisan.
On le voit ce savoir-faire est donc indissociable du travailleur.
Organisation autonome
Cette autonomie concerne autant les moyens mis en oeuvre pour la production que l'organisation temporelle.
L'artisan va choisir les techniques et les outils qui vont lui sembler appropriés à la tâche.
Il ne se contente pas de reproduire une recette mais détermine lui-même sa manière de produire.
Il y a ici une part importante de créativité, sa manière singulière de produire va déterminer la qualité de son savoir-faire et donc sa valeur en tant qu'artisan.
C'est à lui de définir le temps de travail et les créneaux de son existence qu'il va dédier à sa tâche.
Le travail agricole à ce titre est éclairant, il ne consiste pas à travailler 8 heures par jour et 5 jours par semaine mais à organiser entre elles des tâches diverses.
Être paysan est un état plus qu'une fonction, il n'y a pas alors de séparation nette entre travail et loisir.
« Dans les économies de subsistance les paysans ne considèrent pas l'agriculture comme une industrie, elle est leur mode de vie [...] les notions de salaire, de durée de travail ou de vacances n'ont pas cours. »
Barry Jones, in. Métamorphose du travail, A. Gorz p.178
Maîtrise du produit
Au bout du processus le produit du travail appartient au travailleur qui peut le consommer, l'échanger ou le vendre.
D'une part, il s'agit d'un produit complet dans lequel le travailleur est susceptible de se reconnaître (cf. La dialectique du maître et de l'esclave, L'oeuvre nous donne consistance).
D'autre part, le prix des œuvres produites était à cette époque déterminé sur des critères étrangers au travail (temps + savoir-faire).
Les corporations (guilde d'artisans notamment) régulaient les prix extérieurement.
Auto-limitation du travail
Ce refus du travailler plus pour gagner plus peut s'expliquer par le fait que le travailleur d'alors limitait sa production à ses besoins qui eux-mêmes restaient limités.
Dans la période pré-moderne, la naissance définissait le genre de vie à laquelle on pouvait aspirer.
Il n'était pas question de s'inventer un type d'existence propre mais de reproduire celle de nos ancêtres.
Ainsi, les besoins demeuraient plus ou moins fixes d'une génération à l'autre.
De fait, l'industrie peina longtemps avant de parvenir à convaincre les ouvriers de travailler davantage .
« L'homme qui recevait, par exemple, 1 mark pour faucher 1 arpent, fauchait 2,5 arpents et gagnait 2,5 marks [dans la journée]. Lorsque la rémunération passait à 1,25 marks par arpent, il ne fauchait pas 3 arpents comme on l'avait escompté, et comme il aurait pu le faire aisément, pour gagner 3,75 marks, mais seulement 2 arpents de manière à gagner ses 2,5 marks habituels. Le gain supplémentaire l'attirait moins que la réduction de son travail. Il ne se demandait pas : combien puis-je gagner en une journée si je fournis le plus de travail possible ? Mais : combien dois-je travailler pour gagner les 2,5 marks que j'ai touché jusqu'à présent et qui couvrent mes besoins courants ? Il ne restait plus qu'à recourir au procédé inverse : par un abaissement du salaire contraindre l'ouvrier à travailler davantage pour conserver son gain habituel. »
Max Weber, in. Métamorphoses du travail, A. Gorz p. 180)