Michel Tournier - Vendredi ou les limbes du Pacifique
Le contenu
Tournier qui a reçu une formation philosophique reprend le mythe de Robinson Crusoé (originellement écrit par Daniel Defoe).
Il ne s'agit pas tant de conter une aventure que de s'interroger sur l'importance de la culture humaine : les effets de la solitude et l'importance d'autrui ; le rapport au corps et la manière d'être au monde.
Le livre est constitué de plusieurs parties, outre le naufrage qui n'est qu'introductif, il décrit la difficulté à accepter cette nouvelle condition, l'édification d'une organisation qui lui permette de ne pas sombrer, l'apparition de Vendredi qui transforme sa routine, l'inversion des rapports humains et... je ne vous dévoilerai pas la fin.
Non seulement Tournier analyse le rapport des cultures, leur opposition mais il nous entraîne dans les profondeurs de la psychologie, étonnante étrangeté de la condition humaine.
Extrait
Il savait maintenant que l’homme est semblable à ces blessés au cours d’un tumulte ou d’une émeute qui demeurent debout aussi longtemps que la foule les soutient en les pressant, mais qui glissent à terre dès qu'elle se disperse. La foule de ses frères, qui l’avait entretenu dans l'humain sans qu’il s’en rendit compte, s'était brusquement écartée de lui, et il éprouvait qu'il n'avait pas la force de tenir seul sur ses jambes. Il mangeait, le nez au sol, des choses innommables. Il faisait sous lui et manquait rarement de se rouler dans la molle tiédeur de ses propres déjections. Il se déplaçait de moins en moins, et ses brèves évolutions le ramenaient toujours à la souille. Là il perdait son corps et se délivrait de sa pesanteur dans l’enveloppement humide et chaud de la vase, tandis que les émanations délétères des eaux croupissantes lui obscurcissaient l’esprit. Seuls ses yeux, son nez et sa bouche affleuraient dans le tapis flottant des lentilles d’eau et des œufs de crapaud. Libéré de toutes ses attaches terrestres, il suivait dans une rêverie hébétée des bribes de souvenirs qui, remontant de son passé, dansaient au ciel dans l’entrelacs des feuilles immobiles. Il retrouvait les heures feutrées qu’il avait passées, enfant, tapi au fond du sombre magasin de laines et cotonnades en gros de son père. Les rouleaux de tissu entassés formaient autour de lui comme une forteresse molle qui buvait indistinctement les bruits, les lumières, les chocs et les courants d'air. Dans cette atmosphère confinée flottait une odeur immuable de suint, de poussière et de vernis à laquelle s’ajoutait celle du benjoin dont usait en toute saison le père Crusoé pour combattre un rhume inextinguible. À ce petit homme timide et frileux, toujours perché sur son très haut pupitre ou inclinant ses lorgnons sur un livre de comptes, Robinson pensait ne devoir que ses cheveux rouges, et tenir pour le reste de sa mère, qui était une maîtresse femme. La souille, en lui révélant ses propres facultés de repliement sur lui-même et de démission en face du monde extérieur, lui apprit qu'il était, davantage qu’il n’avait cru, le fils du petit drapier d'York.