Les produits issus de l'industrie
Des objets sans histoire
Perte de la singularité
La production en série supprime la trace du travail humain, l’âme des objets disparaît.
Tous les produits qui sortent des chaînes de production sont identiques, ils semblent apparaître au monde sans histoire, indépendamment des processus de production.
Baudrillard[1] rapporte la parole d’un ethnologue qui constatait que la découverte d’objets absolument semblables (comme deux exemplaires d’un même livre) plongeait les individus des tribus dites primitives dans une perplexité sans borne.
La marque du travail humain
Dans le travail de l’artisan nous retrouvions les marques du travail humain qui offraient une valeur à l’objet, valeur qui dépassait sa simple utilité.
Chaque artisan produisait une oeuvre singulière, car aucun ne travaillait de la même manière exactement que son voisin.
Il était possible de nouer des relations affectives avec les objets, notre attachement reposait sur des signes qui débordait la simple utilité pratique.
C'est justement par la singularité de l'objet que nous trouvions une accroche pour développer ce type de relations.
Encore aujourd'hui lorsque nous nouons ce type de lien c'est toujours sur la base d'un aspect singulier qui le rend pour nous différent des autres.
L'attachement aux objets
Daniel Dubuisson[2] dans sa volonté de rendre compte de la genèse du sacré montre comment nous élaborons des liens affectifs avec les objets en leur associant des signes qui débordent leur simple matérialité.
Ainsi on s'attache à un stylo parce qu'il a appartenu à notre grand-mère, l'objet prend alors une dimension sentimentale, il possède un prix à nos yeux qui sort de toute comptabilité, qui est au-delà de la sphère économique.
Nous ne consommons pas uniquement les objets pour les services qu'ils nous rendent.
L’histoire de l’objet lui confère une valeur : son origine, ses péripéties d’existence.
Or l'industrie et plus précisément la production en série détruit la singularité des objets, ce qui complexifie la mise en oeuvre de ce type d'attachement.
Le Kintsugi
On se trouve ici dans la lignée du Kintsugi, art japonais qui consiste à réparer la porcelaine avec de l’or.
L’objet réparé prend alors davantage de valeur à travers sa réparation, il témoigne d’une histoire singulière.
« Cela relève d'une philosophie qui prend en compte le passé de l'objet, son histoire et donc les accidents éventuels qu'il a pu connaître. La casse d'une céramique ne signifie plus sa fin ou sa mise au rebut, mais un renouveau, le début d'un autre cycle et une continuité dans son utilisation. Il ne s'agit donc pas de cacher les réparations, mais de mettre celles-ci en avant. »
Wikipédia – Article Kintsugi.
Un mécanisme anti-industriel
Non seulement cette possibilité est réduite par l’industrie mais encore elle est ici contre-productive.
En effet cette dernière s’efforce d’amener les individus à consommer davantage, or s’attacher à un objet pousse le consommateur à le réparer, à en prendre soin afin de le conserver.
Il convient dans la logique industrielle de se débarrasser de cet attachement sentimental, que le consommateur acquiert une distance suffisante avec l’objet afin qui ne voit que des avantages à lui substituer un objet neuf.
Il faut que les trace du temps soient considérées comme négatives, que le consommateur estime que la valeur se trouve dans la nouveauté (cf. la publicité sur la vaisselle de table qu’il convient de briser pour la renouveler).
Des effets sans causes
Des objets incompréhensibles
L'industrie s'efforce également de masquer la manière dont les objets agissent sur le monde.
Les concepteurs s’efforcent de gommer de plus en plus les traces des mécanismes (les produits Apple ne sont pas démontables, le moteur des voitures est couvert par un carter qui masque les éléments mécaniques…).
Cette évolution est doublée par une technicité de plus en plus complexe qui empêche le non-spécialiste de saisir le fonctionnement des objets qu’il utilise, nous ne comprenons plus comment nos outils transforment le monde nous nous contentons de constater cette transformation.
Un produit magique
Nous sommes alors environnés d'objets déconnectés de toute réalité, ils sont là sans que l'on sache comment ils sont advenus, ils produisent des résultats dont nous ne cherchons même plus les mécanismes.
Nous vivons dans un monde magique, soudain nous découvrons que le steak que nous mangeons provient d’un animal, qui est passé par l’abattoir avant d’atterrir dans notre assiette.
Habitué à consommer sans comprendre, nous vivons dans une réalité artificielle d’abondance dans laquelle tous les produits sont à portée de main, il suffit de quelques clics sur Amazon.
Nous savons bien théoriquement qu’il sont le résultat d’une production mais pratiquement, au niveau de notre expérience quotidienne, nous perdons de vue cette réalité.
Modification de notre rapport au monde
Dewey[3] en conclut que cela change profondément notre manière de percevoir et d’interagir avec le monde.
Nous perdons progressivement la capacité de faire des liens entre les choses (naturelles ou artificielles).
Les objets qui nous environnent sont séparés les uns des autres. Chacun d'entre eux possède alors un usage spécifique, les liens qui l’unissent au reste des objets sont pré-déterminés et finis.
Vivre avec les objets
L'objet inemployé
L’objet excède sa simple utilité pratique, il s’inscrit dans un monde déjà constitué, c’est-à-dire un espace dans lequel la somme des objets constitue un contexte d'existence au sein duquel nous autres humains évoluons.
Nous vivons environnés d'objets qui même quand ils ne sont pas actuellement utilisés ont une influence sur notre manière de vivre.
Or, le milieu dans lequel nous vivons s'il est neutre pour la machine ne l'est pas pour l'individu.
Impact moral du contexte
Évoluer dans un environnement sordide peut avoir des conséquences importantes sur le moral et l’efficience des individus.
De même certains ne parviennent pas à vivre dans une atmosphère trop ordonnée, ils ont besoin d'un certain désordre.
Par opposition un robot effectue ses actions indépendamment de l’environnement dans lequel il fonctionne.
Un lieu humain ne doit donc pas se contenter d'être fonctionnel il doit également remplir une fonction esthétique qui nous permette d'y vivre de manière harmonieuse. Ce qui est le point de départ du design d'intérieur.
L'objet et l'ambiance
Non seulement le mode d'organisation des objets est important mais le type d'objets : leurs formes, leurs couleurs, leurs odeurs, leur consistance même constituent notre ambiance d'existence.
L’objet livre par exemple n’a pas pour unique fonction d’être lu, la bibliothèque que j’ai chez moi modifie la sonorité des pièces, donne du relief et de la couleur et même s'il en est que je ne lirai peut-être jamais, ils se donnent dans leur ensemble comme potentialité, ce sont des histoires et des idées qui se proposent à mon intention.
De même la dématérialisation de la musique (plateformes de diffusion de la musique en ligne) fait disparaître l’objet (vinyle ou CD) qui participait à notre cadre de vie.
Il convient donc de penser ce rapport au monde des objets, ce qui excède leur utilité pratique, ce qui est proprement de l’ordre de l’humain.
Fondamental :
L'objet ne se contente donc pas de remplir une fonction singulière, il n'existe pas uniquement pour l'effet qu'il produit sur le monde.
Sa manière d'être produit, son aspect matériel, les liens qu'il établit avec les autres objets qui constituent l'environnement ont également une importance relative au bien-être des individus et qui donc résiste à toute mise en équation.
Artisanat et design
Avant l’ère industrielle ces préoccupations étaient déjà présentes mais elles n’étaient pas distinguées de la production de l’objet, elles étaient prises en charge par l’artisan.
Notamment l’objet fabriqué portait la trace de l’individu qui en était l’auteur, le geste se retrouvait dans l’objet
C’est l’industrialisation qui a pour conséquence un amoindrissement drastique de ces préoccupations ; la standardisation et la productivité ont pris le pas sur le reste.
Le design comme domaine d’activité autonome est donc né par réaction à l’industrialisation.
Reste à évoquer la question proprement esthétique que nous avions envisagée comme second vecteur de la naissance du design.